En ce début des années 1920, alors qu’en Angleterre s’ouvre l’Âge d’or du roman d’énigme et qu’aux États-Unis s’épanouissent le roman hard-boiled et le roman noir, la France ne semble guère enthousiasmée par les romans policiers. Les premières tentatives de créer des collections spécialisées s’essoufflent ou sont abandonnées l’une après l’autre. Et pourtant, cela avait bien démarré…
2022 ne marque pas seulement le centenaire de la parution du monumental Ulysse de James Joyce, c’est aussi l’occasion de rappeler qu’il y a un siècle le genre policier, si florissant aujourd’hui, avait du mal à s’implanter en France sous la forme de collections dédiées à ce type de littérature. Nous vous proposons donc d’embarquer à bord de notre machine à remonter le temps pour un voyage d’archéologie littéraire !
Les séries dédiées à un personnage…
Ensuite, les émules de Nick Carter se multiplient, que les éditeurs cherchent à différencier par une surenchère d’appellations : « le roi des détectives », « le roi des policiers », « le grand détective américain », « le plus illustre détective de nos jours », « le prince des détectives », le « plus grand détective français », « le plus grand détective du monde ». Il y a ainsi :
Nat Pinkerton, le plus illustre détective de nos jours (A. Eichler, 336 n° en 1908-1914), traduction d’une série allemande diffusée dans plusieurs autres pays (Italie, Pologne, Russie, Danemark).
Marc Jordan (« Exploits surprenants du plus grand détective français ») (J. Ferenczy, 62 n° en 1907-1908), une série écrite par Jules de Gastyne.
Miss Boston, la seule femme-détective du monde entier (Albin Michel, 20 n° en 1908-1909 ou 1910), créée par Antonin Reschal.
Tip Walter, le prince des détectives (J. Ferenczy, 55 n° vers 1911-1912), dont l’auteur est peut-être Paul Salmon — à moins qu’il ne s’agisse d’une traduction de l’allemand ?
La Première Guerre mondiale interrompt la plupart de ces publications : les séries allemandes ne sont plus traduites en français, et la littérature populaire s’oriente vers le roman patriotique et d’espionnage, liés à l’actualité. Après la guerre, les grands détectives réapparaissent, mais l’engouement du public semble émoussé (les séries sont moins nombreuses et moins prolifiques) : la SOBELI (Société Belge d’Imprimerie à Bruxelles) réédite les deux principales séries Eichler : Nick Carter, le grand détective américain (169 n° publiés à partir de 1922) et Nat Pinkerton, le plus illustre détective de nos jours (175 n° dans les années 1920), tandis qu’un projet de réédition d’Ethel King, détective féminin semble ne pas avoir abouti. D’autres éditeurs proposent les Extraits des dossiers de Bob Wilson, le célèbre détective (une cinquantaine de titres parus au début des années 1920) ; ou encore Dick Cartter, le roi des détectives (21 titres parus en 1923-24) par The captain Browning, qui serait allé en Amérique y rencontrer Dick Cartter et en aurait rapporté le récit des « exploits du prodigieux policier américain », des exploits d’ailleurs « si merveilleux qu’ils semblent presque invraisemblables et exagérés à dessein par l’imagination des romanciers. » (sic)
Les premières collections
Au contraire des séries, les collections ne sont pas consacrées à un seul héros récurrent et accueillent divers auteurs.
Cet ensemble anglo-saxon est renforcé par quelques auteurs français, dont certains sont bien connus des amateurs de romans populaires : Jules Lermina (créateur en 1908 d’une figure d’enquêteur originale : Toto Fouinard, le petit détective parisien) ; Arnould Galopin (dont La ténébreuse affaire de Green Park et L’homme au complet gris mettent en scène le détective amateur australien Allan Dickson, un autre rival de Sherlock Holmes) ; H.R. Wœstyn (avec un recueil de nouvelles auparavant parues dans la revue Mon Bonheur de Tallandier, sous la signature de Jacques Bellême) ; et encore René Thévenin, Charles Foleÿ, H.J. Magog, Guy de Téramond, Guillaume Livet et Georges Montignac.
Parmi ces romans, tous ne sont pas strictement policiers : plusieurs relèvent davantage du roman d’aventures, comme Le rocher du mort de Quiller-Couch, Kowa la mystérieuse de Charles Foleÿ (qui traite du thème du Péril Jaune), ou encore Le Mystère plane de Georges Montignac.
« À tous ceux qui aiment les récits mouvementés, étranges, merveilleux et cependant d’une vraisemblance indiscutable, nous dédions cette nouvelle collection de romans policiers. Les aventures extraordinaires et périlleuses des plus grands détectives du monde y sont racontées fidèlement sous une forme concise et attrayante. »
Les auteurs sont ici français (malgré deux pseudonymes anglo-saxons : J.W. Killbear, Géo Blakmussel), qui pour la plupart publient déjà dans les collections sentimentales de Ferenczi. Ce sont les prolifiques romanciers populaires Marcel Priollet, Jules de Gastyne, H.R. Wœstyn, Georges Spitzmuller, Jean Petithuguenin, Marcel Vigier, Fernand Peyre, Henry de Golen, H.J. Magog, et bien d’autres noms familiers aux collectionneurs de fascicules populaires de l’entre-deux-guerres. Si l’on trouve des récits inspirés des détectives du type Nick Carter (par exemple Les crimes de l’étrangleur d’Arthur Fontaine, n°9), une partie des romans parus dans cette collection ne seraient pas qualifiés de « policiers » de nos jours : les auteurs se sont souvent contentés d’ajouter des personnages de policiers ou de détectives à des intrigues relevant du roman sentimental, dramatique, d’aventures ou même gothique (par exemple Les yeux dans la bouteille de Marcel Priollet, n°69, et L’énigme de feu de H.-R. Woestyn, n°180, qui se déroulent tous deux dans un château présumé hanté), genres qu’ils pratiquaient par ailleurs. L’ancrage général reste celui du roman populaire.
Le catalogue de cette collection n’est cependant pas très novateur : on y réédite les aventures extraordinaires d’Arsène Lupin, gentleman cambrioleur (par Maurice Leblanc) et de Joseph Rouletabille, reporter (par Gaston Leroux). Le reste du catalogue se répartit entre divers autres auteurs (dont plusieurs ont déjà été publiés dans la collection de Tallandier), mais la plupart de ces romans sont des rééditions (dont une partie est issue du fonds Lafitte) : E.W. Hornung avec Raffles, cambrioleur pour le bon motif (paru chez Juven en 1910) ; Arthur Conan Doyle avec La main brune (déjà paru en 1912) et Un crime étrange (alias Une étude en rouge, la première enquête de Sherlock Holmes !) ; la baronne Orczy avec Un amateur de mystères (ouvrage attribué au traducteur J. Joseph-Renaud, tandis que le nom de l’auteure apparaît en petit sur la page de titre et non en couverture), un recueil de nouvelles mettant en scène le vieil homme dans le coin ; Arnold Golsworthy (déjà rencontré chez Tallandier) avec Un cri dans la nuit (déjà paru en octobre 1908) ; Charles Foleÿ avec Kowa la mystérieuse (déjà publié par Lafitte en mai 1908, et repris par Tallandier dans Les Romans mystérieux) ; Albert Boissière avec Un crime a été commis (inédit) ; et J. Joseph-Renaud, cette fois véritablement en tant qu’auteur, avec Le meurtre de Miss Elliott (déjà paru en février 1912). Deux classiques du roman d’aventures complètent le catalogue : Capitaines courageux de Rudyard Kipling, et L’île au trésor de R.L. Stevenson.
Ainsi, en ce début des années 1920, les collections spécialisées lancées la décennie précédente s’arrêtent les unes après les autres. Les nouvelles tendances du roman policier qui se développent dans les pays anglo-saxons n’ont pas encore relancé le genre en France, et visiblement celui-ci s’essouffle un peu.
En 1927, l’espoir renaît !
Et bien sûr, 1927 voit l’apparition de la collection Le Masque d’Albert Pigasse, qui fait découvrir Agatha Christie et d’autres romanciers de l’Âge d’or du roman d’énigme aux lecteurs français,
Jérôme Serme