La bande dessinée d’aventures est une véritable pieuvre, elle étend ses tentacules dans nombre de sous-genres. Il serait vain de tous les citer mais la BD historique, de western, de cape et d’épée, d’espionnage ou encore de space opera, utilisent ce levier de l’aventure qui fascine et emporte le lecteur. La célèbre formule « une aventure de… » marque encore aujourd’hui l’univers de la bande dessinée.
Une des caractéristiques principales de ce genre est, pourrait-on dire, « l’enchantement du monde ». Il nourrit notre besoin d’évasion, d’exploration, d’émerveillement et d’actions. Partir ailleurs. Évidemment, lors de son développement, c’est avant tout une vision blanche, colonialiste et sexiste qui s’illustre. Rien d’étonnant à cela au regard du contexte des années 1930 aux années 1950. L’exotisme de l’Afrique et de l’Orient étaient encore intacts, avec ses clichés inévitables qui font aujourd’hui sourire ou grincer des dents.
Mais au-delà de cette époque, l’aventure nourrit cette vie rêvée, avec ses dangers extraordinaires, son mystère teinté de suspense, ses découvertes toujours surprenantes, en compagnie de héros courageux et énigmatiques. Corto Maltese en est certainement la quintessence moderne.
Humour et aventures
Avant tout, le médium BD se constitue dans une veine humoristique dominante imposée par les journaux qui le voient naître. Mais l’imagination des dessinateurs va s’enrichir rapidement, notamment aux États-Unis, avec le développement des pulps. Ces revues peu chères, aux couvertures attrayantes, étaient constituées de nouvelles inscrites dans les différents genres des littératures populaires alors en plein développement (policier, science-fiction, romance… et aventure).
En octobre 1912, dans The All-Story Magazine, apparaît Tarzan sous la plume de Edgar Rice Burroughs. Son adaptation en BD arrive seize ans plus tard sous la plume de Harold Foster. Nous sommes en octobre 1928. Juste avant, en août de la même année, Lyman Young lance sa série, Tim Tyler’s Luck (Richard le Téméraire ou Raoul et Gaston en français), inaugurant la BD d’aventures. Aux États-Unis, ce genre n’est pas destiné prioritairement aux enfants, il s’adresse avant tout aux hommes, lecteurs de la presse quotidienne, d’où la présence tolérée, voire encouragée, de personnages dénudés et de femmes séductrices pimentant le récit. À quelques exceptions près, les auteurs adoptent alors un dessin réaliste ou semi-réaliste.
La fin de la BD d’aventures ?
Dans sa période de plein développement, les illustrés d’aventures vont produire quantités de personnages qui enflammeront les esprits. Nous sommes aussi à l’époque des Secrets de la mer Rouge, des actualités cinématographiques, des grandes revues de voyage et d’actualité.
La BD d’aventures aux États-Unis se tarit sensiblement après 1945, laissant la place à la BD de guerre, d’horreur, de romance et, plus tard, au raz-de-marée des super-héros.
Dès les années 1930, les magazines de bandes dessinées d’aventures français composés de BD américaines connaissent un grand succès : Hurrah !, Jumbo, Robinson, Aventures… Les revues belges ne sont pas en reste et répondent à cet engouement avec leurs personnages fétiches, comme Spirou et Tintin, et des séries entretenant l’appel du grand large (L’Épervier bleu, Bernard Prince).
Dans les années 1960, les Éditions du Remparts avec Les Classiques de l’Aventure (puis Les Héros de l’Aventure) donnent une nouvelle jeunesse aux héros de l’Âge d’or (Raoul et Gaston, Le Fantôme…) et divers petits formats italiens (Blek, Capt’ain Swing…) complètent l’offre… Plus près de nous, Métal Aventure fut une tentative « aventureuse » intéressante de Métal Hurlant, sans grand succès malheureusement.
Les auteurs franco-belges et italiens, grands admirateurs des comics d’aventures, vont reprendre le flambeau après la guerre et en délivrer des déclinaisons passionnantes. Les scénaristes Jean-Michel Charlier, Michel Greg, Yves Duval ou le dessinateur Hugo Pratt sont des représentants talentueux de cette époque. Le genre évolue après Mai-68 jusqu’aux années 1980, devenant souvent « historique » (Les Passagers du vent), parfois ironique, voire parodique, tel le Bob Marone de Yann et Conrad.
Son effacement progressif se fait à l’avantage d’autres genres comme les comics de super-héros, déjà cités, la fantasy, la BD historique, et les veines plus réalistes comme l’autobiographie, la BD de vulgarisation ou les romans graphiques. Mais la BD d’aventures existe toujours. Certes moins visible dans la BD adulte actuelle qui se veut plus sérieuse, elle infuse ses mécanismes dans d’autres genres plus distrayants. Le besoin d’évasion, lui, n’a pas disparu et assure au genre un avenir sans nuages.
Quelques séries anglo-saxonnes
Raoul et Gaston
Créée en 1928 par l’américain Lyman Young, Tim Tyler’s Luck (son titre original) conte les aventures d’un jeune orphelin (Tim-Raoul) qui dans son errance, rencontre un garçon plus âgé (Spud-Gaston). À partir de ce moment, d’humoristiques, les histoires prennent un tour aventureux. Les deux inséparables compagnons arrivent en Afrique et intègrent la Patrouille de l’ivoire, chargée de faire régner l’ordre et la justice. Ils combattent les trafiquants de tous poils. Après un séjour en Amérique durant la Seconde Guerre mondiale, ils reviennent en Afrique traquer les méchants. Lyman cède le dessin à son fils Bob en cours de publication. La série perdure jusqu’en 1996.
Tarzan
Paraissant la même année que Raoul et Gaston, Tarzan, issu des romans d’Edgard Rice Burroughs, est dessiné successivement par Harold Foster, par Burne Hogarth (qui lui donne sa pleine puissance), puis par Russ Manning. Tarzan met en scène un enfant naufragé adopté par des singes. Adulte, il devient le « seigneur de la jungle », fonde une famille avec sa compagne (Jane) et son fils (Korak), et affronte sans relâche animaux sauvages et humains malfaisants. Bénéficiant d’un succès mondial, il est dessiné jusqu’en 2002 et donne naissance à un sous-genre à part entière : les tarzanides. Les plus connues sont certainement Sheena (héroïne qui a inspiré le titre du groupe Ramones, « Sheena is a punk rocker »), Ka-Zar, Akim ou encore Zembla.
Connie
Après un démarrage dominical en mode romantique, Connie (Cora parfois en français) devient, lors de son passage en comic strip (1929), une BD d’aventures. La première dans ce genre à avoir un personnage principal féminin. Son auteur, Frank Godwin est un dessinateur remarquable par son style et son inventivité graphique. Reporter, détective, Connie sillonne le monde, avant que la série ne s’oriente vers la science-fiction puis s’arrête en 1944.
Bob l’aviateur
Les exploits de Charles Lindberg inspirent John Terry, qui crée en 1930 le personnage de Bob l’aviateur (Scorchy Smith). Comme son nom français l’indique, Bob est un pilote émérite qui combat les criminels et aide les femmes en détresse. Si la BD est remarquable, c’est surtout pour son deuxième dessinateur, Noel Sickles. On retrouve tout son génie graphique et sa parfaite maîtrise du noir et blanc dans Bob l’aviateur entre 1933 et 1936, année où il délaisse la bande dessinée pour l’illustration.
Jim la Jungle
Devant le succès de Tarzan en BD, un diffuseur concurrent demande en 1934 à Alex Raymond, auteur déjà réputé pour Flash Gordon, de dessiner une « BD de jungle ». Aidé par Don Moore au scénario, il situe son héros, Jungle Jim (Jim la Jungle), non pas en Afrique mais en Asie du Sud-Est. Explorateur, chasseur, il combat les pirates et autres esclavagistes en compagnie du fidèle Kolu, un puissant athlète venu d’Inde, maniant le couteau comme personne. Il cède aussi au charme trouble de la femme fatale, typique des années 1930, Shanghai Lil (Lil’ de Vrille), reine des vampires qui s’adoucit au cours du temps et devient sa compagne. La guerre venue, Jim est promu capitaine et ensuite agent du FBI. Il termine sa carrière bien remplie en 1954, vingt ans après ses débuts.
Terry et les Pirates
L’année 1934 est un bon cru pour la BD d’aventures. En octobre, Milton Caniff lance sa série Terry And The Pirates sous forme de cases sur une ligne (strips) en noir et blanc, et, peu de temps après, il y ajoute une planche dominicale en couleur. Appelée à devenir un classique, cette série influencera bon nombre des collègues de Caniff, dont Hugo Pratt. Terry Lee, un jeune garçon intrépide accompagné d’un ami journaliste plus âgé, Pat Ryan, débarquent en Chine pour chercher un trésor. Quasiment dès le début, ils rencontrent un cuisinier chinois truculent, Connie, et une jeune fille pleine de vivacité, Dale Scott. Ensemble, ils se confrontent à toutes sortes de dangereux personnages, le plus emblématique étant Dragon Lady, femme fatale impitoyable mais qui n’est pas dénuée de sentiments pour Pat. Le ton de la série est très original et repose sur un habile mélange de péripéties hautes en couleur, d’humour et de sentiments. Le tout est servi par un dessin d’une grande finesse et par une narration et des dialogues remarquables.
Le Fantôme
Le scénariste Lee Falk, après avoir lancé Mandrake en 1934 en compagnie du dessinateur Phil Davis, se tourne vers la BD de pure aventure avec ce Fantôme (The Phantom en VO). Son collant moulant et son visage dissimulé par un masque en fait le prédécesseur direct des premiers super-héros comme Superman (1938) ou Batman (1939). Comme ce dernier, il n’a pas de pouvoirs extraordinaires mais il a une excellente condition physique, un mental d’acier et une bague à tête de mort qui marque durablement ses adversaires. Il vit dans une jungle improbable (« Le Fantôme du Bengale » en français), et il est surnommé « L’Ombre-qui-marche ». Il est entouré de ses fidèles Bandars, tribu de féroces pygmées qui pensent qu’il est immortel. C’est en fait le descendant d’une lignée de justiciers apparus au XVIe siècle. On le voit accompagné de son chien-loup Satan et de son éternelle fiancée (jusqu’en 1977), Diana Palmer, parfois mêlée à ses aventures. Il combat tous les brigands et malfaisants qui se présentent à lui et défend les plus faibles. Une des grandes qualités de cette série, outre la solidité de ses fondements scénaristiques, tient à son humour, son humanité et au talent indéniable de Ray Moore, le premier dessinateur des épisodes du Fantôme. Ainsi, il excelle particulièrement dans La Bande du ciel, avec ses femmes fatales, rivales et dangereuses et dans l’épisode Le Petit Thomas, qui mêle étonnamment suspense et tendresse.
La Ligue des Gentlemen extraordinaires
En 1999, Alan Moore, au scénario, et Kevin O’Neill, au dessin décident de lancer, dans le cadre de la collection ABC de l’éditeur Wilstorm, une série d’aventures volontairement référencée mais qui n’exclut pas rebondissements, affrontements et sentiments très contemporains. En effet, l’équipe des Gentlemen extraordinaires se compose de personnages de fiction issus de la littérature européenne du XIXe siècle. Un choix mûrement réfléchi par le scénariste anglais qui a des comptes à régler avec les éditeurs américains. On y retrouve Allan Quatermain, le capitaine Nemo, Dr Jekyll et Mister Hyde et L’Homme invisible. Tout ce joli monde est conduit par Miss Muray (en fait, Mina Harker, issue du Dracula de Bram Stoker). Avec son diabolique talent de scénariste et son érudition hors pair, Alan Moore nous entraîne dans de réjouissants méandres qui vont du rétrofuturisme (steampunk) aux transgressions et délires les plus modernes. Son propos est servi par le dessin étonnant et maîtrisé de Kevin O’Neill, tous deux nous offrent une œuvre de très haut niveau, à lire et à relire.
Découvrez dans la deuxième partie de cet article, un focus sur le volet franco-belge.
Gilles Poussin