La bande dessinée d’aventures, partie 2 : de Zig et Puce à Isaac le Pirate

Suite et fin de notre petit panorama de la bande dessinée d’aventures (retrouvez la première partie ici). Place à la production franco-belge. Bon voyage !

Zig et Puce

En 1925, Alain Saint-Ogan est appelé par l’hebdomadaire français Le Dimanche illustré pour remplacer une page de publicité manquante. Il crée ainsi au débotté les aventures de deux jeunes adolescents (un mince, un rondouillard) en manque d’argent qui vont parcourir le monde… et même le futur (Zig et Puce au XXIe siècle) ! Le duo est complété un peu plus tard par le pingouin Alfred qui apporte un peu de sel à la série et deviendra une mascotte connue au-delà de la bande dessinée. D’une grande lisibilité, il est considéré comme l’un des pères de la ligne claire, Saint-Ogan utilise systématiquement les phylactères (bulles), encore peu répandus en Europe. Il promène ses personnages de New York à l’Afrique en passant par les Indes, alimentant ses histoires de situations farfelues et de gags loufoques.

Tintin

Hergé connaît bien Zig et Puce quand il démarre son Tintin dans les pages du Petit Vingtième en janvier 1929. Imprégné de l’influence de Saint-Ogan mais aussi de Benjamin Rabier et de Geo McManus (La Famille Illico), il mène les quatre premières histoires du reporter à la houppe et de son fox-terrier en bon feuilletoniste. Pour Le Lotus bleu, sa rencontre avec l’étudiant chinois Tchang Tchong-jen va considérablement enrichir sa connaissance graphique, il en fera un personnage de papier dans cet album et, bien plus tard, dans Tintin au Tibet. Cette série, qui mêle aventure et humour et développe une galerie impressionnante de personnages secondaires marquants (Haddock, Tournesol, la Castafiore, Rastapopoulos…), a donné une grammaire universelle à plusieurs générations d’auteurs ainsi qu’un plaisir sans cesse renouvelé à chaque lecteur.

Joe, Zette et Jocko

En 1936, Hergé publie, à la demande de l’hebdomadaire catholique français Cœurs Vaillants, une série où les héros ont des parents (contrairement à Tintin). Les enfants Legrand, frère et sœur, accompagnés de leur chimpanzé Jocko, vont vivre alors des aventures tumultueuses mêlant robots, avions supersonique, savant fou et maharadjah colérique. Le sens de la narration et du dialogue fait merveille dans deux diptyques et un one-shot trépidants.

Spirou

Les éditions Dupuis décident de créer un hebdomadaire pour jeunes en 1938. Le personnage vedette, groom au Moustic-Hôtel, a un nom wallon désignant un écureuil et par extension un garçon vif et déluré. Il démarre ses aventures dessinées chez l’artiste français Rob-Vel (Robert Velter). Il passe ensuite dans les mains de Jijé, puis surtout d’André Franquin. Tout un univers se met alors en place, avec des personnages récurrents, Spip l’écureuil, un zazou dénommé Fantasio, le cousin toxique Zantafio, le comte farfelu de Champignac, le singulier Marsupilami, le ridicule Zorglub, la pétillante journaliste Seccotine… L’âge d’or de la série se situe entre 1950 et 1967, elle est pleine de vivacité, d’invention et de rebondissements, dans les forêts de Palombie, au Bretzelburg ou en Afrique. Un des sommets de sa quintessence aventureuse est certainement Le Prisonnier du Bouddha.

Bob Morane

Parues en romans depuis 1953, les aventures du commandant Morane et de son fidèle ami Bill Ballantine sont transposées six ans plus tard en BD dans l’hebdomadaire Femmes d’aujourd’hui. Son auteur, Henri Vernes, aidé des dessinateurs Dino Attanasio, puis Gérald Forton, William Vance et son beau-frère Coria, va développer des scénarios issus de son imagination débordante et, originalité, qu’il novélisera à la suite ! Aventurier à la coupe en brosse impeccable, traversant jungles, marais et bas-fonds des villes, Bob Morane a un ennemi à sa taille, monsieur Ming, « l’Ombre jaune », véritable esprit du mal sans cesse renaissant. Sa nièce, Tania Orloff, est amoureuse du héros et le protège de son oncle. Mais c’est miss Ylang-Ylang, la femme fatale de la série, à la fois adversaire et amante potentielle, qui fascine notre héros… et ses lecteurs. Malgré la disparition de Henri Vernes en 2021 (à plus de 102 ans !), la série se poursuit encore aujourd’hui grâce à d’autres auteurs.

Les Franval

Au départ centré sur le personnage masculin de Marc Franval, la série, publiée dans l’hebdomadaire Tintin à partir de 1963, va s’élargir avec la mère, Cathy, et leur fils, Didi. Chasseurs d’images (inspirés de la famille Mahuzier), explorateurs, ils parcourent le monde, affrontant trafiquants, malfaiteurs, sectes et kidnappeurs de tout calibre, défendant les animaux de la savane. Menées au scénario par le passionné Yves Duval dès le deuxième épisode, lui-même grand voyageur, les aventures du trio sont dessinées de manière dynamique et réaliste par Édouard Aidans, le dessinateur de Tounga. Série écologique avant l’heure, éducative, exotique, dépaysante et populaire, elle perd de son intérêt à partir du début des années 1970 avec le développement de la télévision.

Bernard Prince

Sous la houlette de Greg au scénario et de Hermann au dessin, Bernard Prince, après des débuts en récits complets (1966), va partir à l’aventure sur son bateau, le Cormoran, en compagnie du jeune Djinn et du bourru et barbu Barney Jordan. Chaque histoire est une épreuve mouvementée : Afrique, Asie, Amérique, du Nord ou du Sud, nos héros voyagent en des terres peu hospitalières, le zénith de la série est atteint avec La Flamme verte du conquistador. Soleil de plomb et caillasse y assèchent autant les personnages que le lecteur. C’est le génie du dessin d’Hermann, sa capacité à rendre palpable la nature sauvage, servi par des couleurs bien choisies qui fait le sel de la série. Les treize premiers albums, assurés par Hermann, sont les meilleurs, après son départ, Bernard Prince continue avec d’autres dessinateurs, Greg se chargeant, par sa narration et ses dialogues, de préserver l’intérêt de la série.

Corto Maltese

En 1967, Hugo Pratt a quarante ans et déjà une longue carrière derrière lui dans la BD d’aventure. Le Vénitien est revenu d’Argentine en Italie pour des raisons économiques mais il est déjà bien connu dans son pays natal. Un ami éditeur l’invite à dessiner dans une revue titrée du nom d’un personnage de Pratt, Sergent Kirk. C’est là qu’apparaît pour la première fois Corto Maltese, en personnage secondaire, dans La Ballade de la mer salée. Georges Rieu, rédacteur en chef de Pif Gadget lui propose, trois ans plus tard, de reprendre ce personnage de marin erratique pour son hebdomadaire. Vingt et un épisodes vont se succéder. En 1975, Casterman publie en album La Ballade… C’est un succès tel qu’il pousse l’éditeur à créer le mensuel (A Suivre). D’autres histoires paraîtront (et même au-delà de la disparition de son auteur) avec le même engouement. Corto Maltese est une œuvre d’une grande richesse, qui conjugue romantisme et aventure, dans un noir et blanc qui n’hésite pas à se passer de paroles (même si les dialogues sont toujours brillants), avec des préoccupations adultes, sans jamais tomber dans la vulgarité. Souvent en compagnie de son ami-ennemi Raspoutine, Corto voyage, « se promène » dans le premier tiers du XXe siècle, nonchalant, mélancolique et énigmatique face à des événements dramatiques qui affectent rarement son flegme et son humour très britannique. Ce qui ne l’empêche pas d’être courageux voire téméraire, de tomber amoureux et d’être fasciné par la spiritualité. Hugo Pratt, lui-même grand voyageur, a mis beaucoup de sa personnalité dans son héros.

Les Passagers du vent

Publiée à l’origine dans le mensuel Circus en 1979, cette série populaire et adulte a la particularité d’avoir cristallisée à elle seule un genre de BD qui va ensuite proliférer, la BD historique. L’auteur, François Bourgeon, s’est fortement documenté avant de démarrer son récit dans la seconde partie du XVIIIe siècle précédant la Révolution française. Isa, la fougueuse (une héroïne, ce n’était pas commun à l’époque !), accompagnée par son compagnon un peu dépassé, le marin Hoel, l’anglaise Mary tout aussi vive que son amie, avec son amant John Smolett doivent partir dans une fuite sans retour. Ils se retrouvent sur un navire négrier, la Marie-Caroline, avec sa cargaison de « bois d’ébène », les esclaves. De l’Europe à Saint-Domingue, François Bourgeon a ce don des grands raconteurs d’histoires qui donnent chair à des personnages de papier et que nous suivons avec empathie. Qualité de la narration, précision du dessin, dialogues ciselés et rebondissements émotionnels toujours étonnants, la modernité de cette fresque (notamment les cinq premiers épisodes reliés entre eux) réside aussi dans son profond humanisme.

Théodore Poussin

« Le marin mélancolique » aurait pu être un autre titre. Le héros est proche mentalement de Corto Maltese mais son style graphique, loin d’Hugo Pratt, se rapproche, au début, d’un semi-réalisme oscillant entre Maurice Tillieux et Marc Wasterlain puis évolue vers une ligne claire très personnelle. Le normand Frank Le Gall, l’auteur, sait naviguer entre les cases dès l’apparition de Théodore dans les pages de l’hebdomadaire Spirou en 1984. De gratte-papier dunkerquois, il en fait rapidement un élève-commissaire embarqué sur le Cap-Padaran avant qu’il ne devienne un aventurier qui aurait trop lu Baudelaire et Stevenson. Nous sommes au tournant de la fin des années 1920 et du début des années 1930, une période encore propice à l’exotisme et au rêve sur les îles lointaines et l’Orient mystérieux. Depuis maintenant trente-neuf ans et quatorze albums, le lecteur suit ce Poussin des mers, mais aussi le mystérieux M. Novembre qui lui colle aux basques, la belle Chouchou, le pirate Crabb, la mystérieuse Aro Satoe et tant d’autres… autant de personnages qui font de cette série une des meilleures du genre.

Isaac le Pirate

En 1999, une nouvelle génération s’est installée aux commandes de la BD franco-belge, Christophe Blain en fait partie. Lié de près aux Jeunes-Turcs de L’Association, il se lance dans cette histoire de pirates avec son trait si particulier qui a inspiré nombre de suiveurs. Au XVIIIe siècle, Isaac Sofer, peintre rêveur, embarque sur un navire. C’est le début de la grande aventure : péripéties et facéties, amours et amourettes, Amérique, pôle Sud, Antilles, puis un retour au bercail. Alice, Jean Mainbasse, Jacques, Olga, Philippe du Chemin Vert… l’auteur développe une galerie de personnages attachants. Les dialogues et les situations sont dans la veine d’un Trondheim ou d’un Sfar, truculents et brillants. Le dessin de Blain, assorti des belles couleurs de Walter et Yuka, gagne en dynamisme grâce à un découpage au cordeau. Un exercice virtuose. Après cinq volumes, on attend la suite.

En bonus : focus sur Jean-Michel Charlier

Résumer en quelques lignes la carrière du scénariste Jean-Michel Charlier est difficile tant il fut prolifique. Ce Liégeois d’origine, conteur infatigable, a marqué de son empreinte de géant toute la BD franco-belge d’après-guerre. Il aura œuvré essentiellement dans la bande dessinée populaire, investissant presque chaque domaine dérivant de l’aventure avec un souffle unique qui permet de le lire encore aujourd’hui. Citons quelques bornes incontournables. En premier, dès 1947, en compagnie du dessinateur Victor Hubinon, la BD d’aviation et de guerre Buck Danny. Guerre du Pacifique, du pétrole, de Corée… Le militaire américain au regard bleu acier est accompagné de Jerry Tumbler, Sonny Tuckson… et de la redoutable Lady X.

Douze ans plus tard, Charlier continue d’explorer sa passion de l’aviation avec, cette fois-ci, le dessinateur Albert Uderzo. Dans l’hebdomadaire Pilote qu’il a cofondé, il crée Michel Tanguy, qui devient Tanguy et Laverdure (et plus tard, Les Chevaliers du ciel en adaptation pour la télévision). Jijé reprendra la série après Uderzo, celui-ci étant surchargé de travail avec le succès d’Astérix. La même année, en 1959, Charlier invente aussi Le Démon des Caraïbes, Barbe-Rouge, une BD de pirates, avec encore Victor Hubinon aux crayons. Mais la série qui a réussi à traverser les années sans encombre est le western Blueberry, initialement intitulé Fort Navajo (1963). Le dessin de Jean Giraud, en constante évolution, n’y est pas étranger. Les cycles ou diptyques du militaire rebelle nous emportent encore aujourd’hui dans une chevauchée échevelée.

Charlier avait ce don, hérité des meilleurs feuilletonistes du XIXe siècle, d’étirer ses histoires sans jamais perdre le lecteur ou le lasser. Utilisant les ficelles du métier, notamment avec la figure du faire-valoir gaffeur haut en couleur et des « méchants » bien caractérisés qu’on adore détester, il a su, tout en restant dans les codes admis pour la presse jeunesse de l’époque, porter la BD populaire à des sommets inégalés.

Gilles Poussin

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