Lorsqu’on évoque les femmes détectives, viennent tout de suite à l’esprit les vieilles filles fouineuses de l’Âge d’or du roman d’énigme apparues à la fin des années 1920 : Miss Marple d’Agatha Christie, Miss Silver de Patricia Wentworth ou encore Mrs Bradley de Gladys Mitchell. Pourtant, ces enquêtrices ont eu de nombreuses prédécesseures, qui de plus étaient pour la plupart des professionnelles !
« Lady Detective » entre en scène
La naissance de ces deux personnages est sans doute la conséquence du succès d’une série de nouvelles, parues à partir de 1849 (sous le titre général Recollections of a Detective Police-Officer), mettant en scène un membre de la Police métropolitaine (de Londres) nommé Waters qui raconte des affaires qu’il aurait réellement vécues. Une partie de ces histoires ont même été traduites en français sous le titre Mémoires d’un policeman (1858), sous le patronage d’Alexandre Dumas. Cette série de souvenirs à prétention authentique a popularisé le nom et le personnage du détective, dont nos deux enquêtrices sont donc des déclinaisons.
On en sait un peu plus sur Mrs Paschal, une femme issue de la bonne société qui est devenue détective par nécessité, après la mort de son mari qui l’a laissée sans ressources. Elle travaille pour le service des enquêtes de la Police métropolitaine. Ses affaires relèvent plutôt de l’aventure policière, puisque les coupables sont en général connus et que l’intérêt réside dans la manière dont Mrs Paschal va pouvoir les confondre et les arrêter : l’ingéniosité et les péripéties ne manquent pas !
Ces deux enquêtrices s’inscrivent dans la lignée des héroïnes du roman gothique féminin d’Ann Radcliffe, et du roman à sensation de Mary Elizabeth Braddon et William Wilkie Collins : des femmes qui luttent pour leur indépendance et contre la domination masculine et les règles de la société patriarcale (comme Emily St. Aubert dans The Mysteries of Udolpho [1794] ; Ellena di Rosalba dans The Italian [1797]). Ainsi, G et Mrs Paschal ne sont-elles pas soumises à un père ou à un mari, et investissent un domaine professionnel essentiellement masculin, où elles se montrent aussi efficaces que les hommes. De plus, elles défient les conventions morales de leur époque, en choisissant une profession méprisée (les policiers et détectives étant alors considérés comme des espions fouinant dans la vie privée des gens) au risque d’être totalement mises à l’écart.
Rivales de Sherlock Holmes !
Ce n’est pas une surprise si les femmes détectives reviennent en force à partir des années 1890, portées par la vague des détectives inspirés par le succès de Sherlock Holmes. Une autre raison de la fréquence de ce type de personnage féminin (plus d’une dizaine jusqu’à la Première Guerre mondiale) est le mouvement féministe de la Nouvelle Femme (New Woman), qui concerne des femmes issues de milieux aisés désireuses de gagner leur indépendance vis-à-vis des hommes. Elles accèdent aux études supérieures, prennent une place plus importante dans la vie sociale et culturelle, veulent décider de leur vie (notamment en ce qui concerne le mariage), et avoir une activité professionnelle dans des domaines jusqu’alors réservés aux hommes : médecine, droit, journalisme, enseignement supérieur.
Là encore, les détectives de fiction font écho à la réalité, puisqu’on trouve dans les années 1890 des « Lady detectives » en activité. En revanche, pour la police officielle, la fiction garde une longueur d’avance. Il faut attendre 1914 pour voir la création de premiers corps volontaires féminins. Patrouillant les rues de Londres et d’autres grandes villes, ceux-ci viennent en aide aux femmes et aux enfants, notamment pour les protéger de la prostitution. Un an plus tard, en 1915, la première femme agent de police dans la Police Métropolitaine de Londres est nommée. La première femme inspectrice à Scotland Yard, arrivera quant à elle en 1922.
Comme c’est le cas pour Sherlock Holmes, les histoires policières dont elles sont les héroïnes consistent en nouvelles parues dans des périodiques avant d’être reprises en recueils — pour une part d’entre elles seulement, ce qui explique en partie l’oubli dans lequel sont tombées certaines de ces enquêtrices.
On trouve ensuite plusieurs enquêtrices ayant des similarités avec le mouvement de la New Woman : appartenant aux classes supérieures de la société, elles sont veuves ou célibataires, et foncièrement indépendantes. Miss Florence Cusack, créée par L.T. Meade et Robert Eustace en 1899, est présentée comme une très belle jeune femme célibataire habitant une grande maison dans Kensington Park Gardens et fréquentant la bonne société. Elle est aussi une enquêtrice amateure renommée, admirée par tous les détectives de Scotland Yard. Ses enquêtes sont racontées par un ami, le Dr Lonsdale, qui l’accompagne mais ne joue pas de rôle actif. Miss Cusack se porte volontiers au secours d’amies ayant des problèmes conjugaux.
Dora Bell, créée vers 1894 par Elisabeth Burgoyne Corbett (qui signait Mrs George Corbett), travaille quant à elle pour une agence de police privée co-dirigée par son oncle, la Bell & White Agency. Elle est parfaitement à l’aise dans les réceptions données par la haute société de Londres, où sévissent notamment des voleurs français !
Enfin, Solange Fontaine, apparue en 1918 sous la plume de F. Tennyson Jesse, est une jeune femme de père français et de mère anglaise. Passionnée de criminologie et des théories de Cesare Lombroso, elle possède une sorte de sixième sens qui lui fait ressentir la présence du mal, et se retrouve donc mêlée, du fait de son don particulier, à des affaires criminelles.
Parmi les nombreuses enquêtrices, il existe quelques figures plus atypiques :
- Diana Marburg, créée en 1902 par L.T. Meade et Robert Eustace, est quant à elle une chiromancienne. Surnommée « l’oracle de Maddox Street », elle intervient en tant que détective amateure, dans des affaires qui semblent relever de phénomènes surnaturels.
- Madame Ilma (créée en 1904 par Headon Hill) est une autre détective amateure. Esthéticienne, certains clients de son salon de Bond Street, à Londres, lui fournissent matière à éclaircir des mystères, ou à déjouer des tentatives de meurtre ou d’escroquerie.
- Enfin, Hagar Stanley créée par Fergus Hume en 1897, est une bohémienne qui a fui sa communauté pour éviter d’être mariée de force à un homme qu’elle détestait. Réfugiée à Londres chez un oncle par alliance, un gadjo, elle hérite à sa mort d’une boutique de prêteur sur gages. Certains de ses clients lui offrent ainsi l’occasion de résoudre des mystères ou des énigmes criminelles. Elle intervient par ailleurs souvent pour défendre des innocents ou les aider. Membre d’une minorité ethnique peu appréciée, opposée à la domination masculine, gagnant sa vie en dirigeant sa propre affaire : le personnage est original et décalé à plus d’un titre !
Une communauté de femmes
Alors qu’à l’époque victorienne et edwardienne les écrivains de récits de détectives sont très majoritairement des hommes, les créateurs de détectives féminins sont avant tout des créatrices : presque une demi-douzaine des auteurs que nous avons présentés ici sont des femmes : F. Tennyson Jesse ; la Baronne Orczy ; L.T. Meade (qui outre ses deux enquêtrices a également créé des génies du mal féminins comme Mme Koluchy, qui dirige une organisation criminelle, et Madame Sara « la sorcière du Strand ») ; Elisabeth Burgoyne Corbett (par ailleurs militante en faveur du droit de vote pour les femmes) ; Catherine Louisa Pirkis (qui s’est ensuite impliquée dans la défense des animaux).
Ces détectives révèlent certains aspects de la société de leur époque, et quelques textes ont, de manière discrète, un aspect militant : plusieurs de ses femmes ont choisi cette profession par nécessité financière, et ont donc choisi la voie de l’indépendance, plutôt que de chercher un mari qui leur apporterait la sécurité financière, mais à qui elles seraient soumises en contrepartie. Même Dorcas Dene, qui est mariée et vit dans un cadre plutôt bourgeois, défie à sa manière les conventions de son époque en devenant le support de famille alors que son mari reste à la maison. Loveday Brooke, quant à elle, accepte d’être mise au ban de la société en exerçant une profession considérée comme méprisable ; elle dénonce également le sexisme et le mépris de classe en profitant de l’invisibilisation des femmes issues des classes populaires pour mener à bien ses enquêtes dans les salons cossus de la bonne société !
À la lecture de ces récits, on ne peut que souligner la modernité de leurs représentations. Ces femmes enquêtrices ne sont pas présentées comme moins brillantes que leurs confrères masculins. Elles savent raisonner, sont astucieuses, courageuses et téméraires, et plusieurs font l’admiration de Scotland Yard. Souvent inspirées de Sherlock Holmes (point de référence de tous les détectives de l’époque), elles partagent avec lui l’art du déguisement et la narration de leurs exploits est prise en charge par un comparse (en général masculin) qui les accompagne dans leurs enquêtes.
Espérons que ce tour d’horizon ait donné l’envie de partir à la découverte de ces détectives au féminin !
Jérôme Serme
Pour aller plus loin :
Il existe deux anthologies (en anglais) dédiées aux ladies detectives :
- The Penguin Book of Victorian Women in Crime (éditée par Michael Sims. Penguin, 2011).
- Sherlock’s Sisters (éditée par Nick Rennison. No Exit Press, 2020)
Les trois nouvelles avec Diana Marburg (par L.T. Meade & Robert Eustace) ont été traduites en français dans le recueil publié par Jean-Luc Buard : La sorcière du Strand et autres histoires de terreur et de mystère (2022)