Les rivales de Sherlock Holmes : détectives amateures et professionnelles au Royaume-Uni (1850-1920)

Lorsqu’on évoque les femmes détectives, viennent tout de suite à l’esprit les vieilles filles fouineuses de l’Âge d’or du roman d’énigme apparues à la fin des années 1920 : Miss Marple d’Agatha Christie, Miss Silver de Patricia Wentworth ou encore Mrs Bradley de Gladys Mitchell. Pourtant, ces enquêtrices ont eu de nombreuses prédécesseures, qui de plus étaient pour la plupart des professionnelles !

« Lady Detective » entre en scène

Les femmes détectives sont apparues en littérature à la même période que dans le monde réel. En effet, dès les années 1850, des femmes étaient employées comme auxiliaires par des agences de police privée ou des sociétés de chemin de fer, pour  aider à confondre des criminels (notamment dans des cas d’adultère). L’une des premières femmes auxiliaires de police dans la fiction est Mrs Bucket, qui seconde avec efficacité son mari inspecteur dans l’enquête qu’il mène dans Bleak House de Charles Dickens (La maison d’âpre-vent, 1852-53). Mrs Bucket est décrite comme une femme ayant un génie naturel pour la détection, mais qui n’a pas exploité son talent de manière professionnelle. Ami et collaborateur de Charles Dickens, William Wilkie Collins a lui aussi créé un personnage féminin d’enquêteur dans la nouvelle « Le journal d’Anne Rodway » (1856). Cette jeune couturière refuse de croire qu’une de ses voisines, retrouvée inconsciente dans la rue, est morte accidentellement. En effet, la jeune femme serrait dans sa main un morceau de cravate, appartenant sans doute à son agresseur. Cet indice permettra à Anne Rodway de retrouver le coupable et de le faire arrêter, grâce à l’aide de son fiancé. Une autre héroïne de Wilkie Collins assimilable à une enquêtrice est Valeria Briton qui, dans Seule contre la loi (The Law and the Lady, 1875), entreprend de prouver que son mari est innocent du meurtre de sa première épouse.

La décennie suivante, et à quelques mois d’écart seulement dans la même année 1864, apparaissent deux détectives professionnelles qui, contrairement aux personnages précédents, mènent une série d’enquêtes : Mrs G, créée par Andrew Forrester (The Female Detective, qui contient sept enquêtes) ; et Mrs Paschal (Revelations of a Lady Detective, paru de manière anonyme mais attribué à William Stephens Hayward ; cet ouvrage contient lui aussi plusieurs histoires). Ces deux héroïnes sont les narratrices de leurs souvenirs professionnels, qui associent enquêtes et scènes de procès.

La naissance de ces deux personnages est sans doute la conséquence du succès d’une série de nouvelles, parues à partir de 1849 (sous le titre général Recollections of a Detective Police-Officer), mettant en scène un membre de la Police métropolitaine (de Londres) nommé Waters qui raconte des affaires qu’il aurait réellement vécues. Une partie de ces histoires ont même été traduites en français sous le titre Mémoires d’un policeman (1858), sous le patronage d’Alexandre Dumas. Cette série de souvenirs à prétention authentique a popularisé le nom et le personnage du détective, dont nos deux enquêtrices sont donc des déclinaisons.

La femme détective d’Andrew Forrester reste très secrète sur sa vie privée (d’ailleurs on la connaît seulement sous l’initiale G) et sur ce qui l’a poussée dans ce métier qui est mal considéré, surtout pour une femme ; elle cache son activité à ses amis, leur faisant croire qu’elle est couturière ! Elle travaille à son compte, et mène ses enquêtes en faisant un véritable travail de détection : en rassemblant des indices, interrogeant des témoins et utilisant la logique pour ordonner ses informations.

On en sait un peu plus sur Mrs Paschal, une femme issue de la bonne société qui est devenue détective par nécessité, après la mort de son mari qui l’a laissée sans ressources. Elle travaille pour le service des enquêtes de la Police métropolitaine. Ses affaires relèvent plutôt de l’aventure policière, puisque les coupables sont en général connus et que l’intérêt réside dans la manière dont Mrs Paschal va pouvoir les confondre et les arrêter : l’ingéniosité et les péripéties ne manquent pas !

Ces deux enquêtrices s’inscrivent dans la lignée des héroïnes du roman gothique féminin d’Ann Radcliffe, et du roman à sensation de Mary Elizabeth Braddon et William Wilkie Collins : des femmes qui luttent pour leur indépendance et contre la domination masculine et les règles de la société patriarcale (comme Emily St. Aubert dans The Mysteries of Udolpho [1794] ; Ellena di Rosalba dans The Italian [1797]). Ainsi, G et Mrs Paschal ne sont-elles pas soumises à un père ou à un mari, et investissent un domaine professionnel essentiellement masculin, où elles se montrent aussi efficaces que les hommes. De plus, elles défient les conventions morales de leur époque, en choisissant une profession méprisée (les policiers et détectives étant alors considérés comme des espions fouinant dans la vie privée des gens) au risque d’être totalement mises à l’écart.

G et Mrs Paschal ne feront pourtant pas d’émules, et il faut attendre une vingtaine d’années pour voir apparaître, et cette fois dans un roman, une de leurs consœurs. Dans Mr Bazalgette’s Agent de Leonard Merrick (1888), Miriam Lea, qui a perdu son emploi de gouvernante, entre au service d’une agence de police privée qui emploie à la fois des hommes et des femmes. Dans sa première affaire (et la seule dont le public aura connaissance) elle est lancée à la poursuite d’un homme qui a disparu après avoir dévalisé ses employeurs ; sa quête la mène sur le continent et jusqu’en Afrique du Sud.

Rivales de Sherlock Holmes !

Ce n’est pas une surprise si les femmes détectives reviennent en force à partir des années 1890, portées par la vague des détectives inspirés par le succès de Sherlock Holmes. Une autre raison de la fréquence de ce type de personnage féminin (plus d’une dizaine jusqu’à la Première Guerre mondiale) est le mouvement féministe de la Nouvelle Femme (New Woman), qui concerne des femmes issues de milieux aisés désireuses de gagner leur indépendance vis-à-vis des hommes. Elles accèdent aux études supérieures, prennent une place plus importante dans la vie sociale et culturelle, veulent décider de leur vie (notamment en ce qui concerne le mariage), et avoir une activité professionnelle dans des domaines jusqu’alors réservés aux hommes : médecine, droit, journalisme, enseignement supérieur.

Là encore, les détectives de fiction font écho à la réalité, puisqu’on trouve dans les années 1890 des « Lady detectives » en activité. En revanche, pour la police officielle, la fiction garde une longueur d’avance. Il faut attendre 1914 pour voir la création de premiers corps volontaires féminins. Patrouillant les rues de Londres et d’autres grandes villes, ceux-ci viennent en aide aux femmes et aux enfants, notamment pour les protéger de la prostitution. Un an plus tard, en 1915, la première femme agent de police dans la Police Métropolitaine de Londres est nommée. La première femme inspectrice à Scotland Yard, arrivera quant à elle en 1922.

Comme c’est le cas pour Sherlock Holmes, les histoires policières dont elles sont les héroïnes consistent en nouvelles parues dans des périodiques avant d’être reprises en recueils — pour une part d’entre elles seulement, ce qui explique en partie l’oubli dans lequel sont tombées certaines de ces enquêtrices.

Loveday Brooke, créée par Catherine Louisa Pirkis, est la première des enquêtrices de ce renouveau. Les heureux lecteurs d’histoires policières la découvrent en février 1893. Cette célibataire, poussée par un besoin d’argent, s’est lancée vers l’âge de 25 ans dans la carrière de détective, ce qui l’a écartée de ses connaissances qui désapprouvaient ce choix de profession. Elle est employée par une agence de police privée de Fleet Street, dont le directeur admire ses qualités pratiques et son bon sens. Son physique anodin lui permet de passer inaperçue, ce qui est un atout dans son métier. Lors de ses enquêtes, elle démontre également son art du raisonnement. Le fait qu’elle soit une femme a son importance, puisque cela lui permet d’enquêter dans les habitations où ont lieu des vols ou des cambriolages sans attirer l’attention, car les hommes de la bonne société ne remarquent pas des femmes qui ne sont pas de leur milieu social ! Ces commentaires féministes, et la déconsidération du métier de détective, contribuent à l’intérêt de cette série d’enquêtes, malheureusement trop brève (seules 7 nouvelles sont parues jusqu’en février 1894).

On trouve ensuite plusieurs enquêtrices ayant des similarités avec le mouvement de la New Woman : appartenant aux classes supérieures de la société, elles sont veuves ou célibataires, et foncièrement indépendantes. Miss Florence Cusack, créée par L.T. Meade et Robert Eustace en 1899, est présentée comme une très belle jeune femme célibataire habitant une grande maison dans Kensington Park Gardens et fréquentant la bonne société. Elle est aussi une enquêtrice amateure renommée, admirée par tous les détectives de Scotland Yard. Ses enquêtes sont racontées par un ami, le Dr Lonsdale, qui l’accompagne mais ne joue pas de rôle actif. Miss Cusack se porte volontiers au secours d’amies ayant des problèmes conjugaux.

Dora Bell, créée vers 1894 par Elisabeth Burgoyne Corbett (qui signait Mrs George Corbett), travaille quant à elle pour une agence de police privée co-dirigée par son oncle, la Bell & White Agency. Elle est parfaitement à l’aise dans les réceptions données par la haute société de Londres, où sévissent notamment des voleurs français !

Miss Dora Myrl, créée en 1900 par l’irlandais Matthias McDonnell Bodkin, est la fille d’un professeur de Cambridge, où elle a elle-même fait ses études (elle est diplômée en mathématiques et docteur en médecine). Au décès de son père, qui ne lui a pas laissé d’héritage, elle est employée comme demoiselle de compagnie et a l’occasion de résoudre une affaire de chantage, ce qui la lance dans la carrière de détective, où elle peut utiliser ses dons d’observation, son intuition et son habileté à se déguiser. Elle est également sportive, manie le révolver et se déplace à bicyclette. Ce dernier détail n’est pas anodin. Très en vogue dans les années 1890, la bicyclette constitue un moyen d’émancipation pour les femmes, leur permettant de s’évader de leur environnement domestique. Il fera évoluer jusqu’à la tenue vestimentaire qui doit s’adapter à ce nouveau mode de locomotion ! Dora Myrl met fin en 1909 à son célibat en épousant un autre détective créé par le même auteur en 1897, Paul Beck.

En 1909, la Baronne Orczy, déjà célèbre pour son personnage du Mouron Rouge (un aristocrate anglais qui porte secours aux nobles français pendant la révolution et les sauve de la guillotine), crée une détective aristocrate : Lady Molly. Épouse d’un homme accusé du meurtre de son grand-père, elle entre au service de la police afin d’innocenter son mari. Elle précède ainsi de plusieurs années la première véritable inspectrice à Scotland Yard ! Son assistante, en totale admiration devant elle, ne tarit pas d’éloges à son sujet et assure la narration des histoires. Dans plusieurs de ses enquêtes, Lady Molly démasque des femmes criminelles, notamment grâce à l’observation de détails qui auraient échappé à un homme.

Enfin, Solange Fontaine, apparue en 1918 sous la plume de F. Tennyson Jesse, est une jeune femme de père français et de mère anglaise. Passionnée de criminologie et des théories de Cesare Lombroso, elle possède une sorte de sixième sens qui lui fait ressentir la présence du mal, et se retrouve donc mêlée, du fait de son don particulier, à des affaires criminelles.

Parmi les nombreuses enquêtrices, il existe quelques figures plus atypiques :

  • C’est le cas de Dorcas Dene, créée en 1897 par George R. Sims.  D’abord actrice pour éponger les dettes laissées par son père, elle épouse un peintre qui, en devenant aveugle, ne peut plus travailler. Afin de subvenir aux besoins de la famille, elle entre au service d’une agence de police privée, dont elle devient ensuite directrice. Sa renommée lui vaut le respect de Scotland Yard, avec qui elle est amenée à parfois collaborer. Bien que le personnage vive dans un cadre tout à fait bourgeois, son statut renverse totalement les habitudes de la société de l’époque : elle est celle qui entretient le foyer, tandis que son mari reste à la maison. Comme souvent, et sur le modèle de Sherlock Holmes, le narrateur des histoires est l’un de ses amis, Mr. Saxon, qui l’accompagne dans ses enquêtes.
  • Diana Marburg, créée en 1902 par L.T. Meade et Robert Eustace, est quant à elle une chiromancienne. Surnommée « l’oracle de Maddox Street », elle intervient en tant que détective amateure, dans des affaires qui semblent relever de phénomènes surnaturels.
  • Madame Ilma (créée en 1904 par Headon Hill) est une autre détective amateure. Esthéticienne, certains clients de son salon de Bond Street, à Londres, lui fournissent matière à éclaircir des mystères, ou à déjouer des tentatives de meurtre ou d’escroquerie.
  • Enfin, Hagar Stanley créée par Fergus Hume en 1897, est une bohémienne qui a fui sa communauté pour éviter d’être mariée de force à un homme qu’elle détestait. Réfugiée à Londres chez un oncle par alliance, un gadjo, elle hérite à sa mort d’une boutique de prêteur sur gages. Certains de ses clients lui offrent ainsi l’occasion de résoudre des mystères ou des énigmes criminelles. Elle intervient par ailleurs souvent pour défendre des innocents ou les aider. Membre d’une minorité ethnique peu appréciée, opposée à la domination masculine, gagnant sa vie en dirigeant sa propre affaire : le personnage est original et décalé à plus d’un titre !

Une communauté de femmes

Alors qu’à l’époque victorienne et edwardienne les écrivains de récits de détectives sont très majoritairement des hommes, les créateurs de détectives féminins sont avant tout des créatrices : presque une demi-douzaine des auteurs que nous avons présentés ici sont des femmes : F. Tennyson Jesse ; la Baronne Orczy ; L.T. Meade (qui outre ses deux enquêtrices a également créé des génies du mal féminins  comme Mme Koluchy, qui dirige une organisation criminelle, et Madame Sara « la sorcière du Strand ») ; Elisabeth Burgoyne Corbett (par ailleurs militante en faveur du droit de vote pour les femmes) ; Catherine Louisa Pirkis (qui s’est ensuite impliquée dans la défense des animaux).

Si l’on observe de plus près les personnages, on s’aperçoit qu’on n’y trouve pas de figures de “vieilles filles”. Celles-ci apparaîtront plus tard, à la fin des années 1920. En revanche, l’éventail est alors assez large : certaines enquêtrices appartiennent aux classes supérieures de la société (Mrs Paschal, Dorcas Dene, Dora Myrl, Florence Cusack, Solange Fontaine), et une d’elles est même une aristocrate (Lady Molly) ;  Loveday Brooke est une femme du peuple ; et une place est même faite aux minorités ethniques, avec Hagar Stanley issue de la communauté des travellers. Parmi les détectives amateures, certaines exercent par ailleurs des professions en marge (esthéticienne, chiromancienne), et le don de Solange Fontaine l’apparente même aux détectives de l’occulte.

Ces détectives révèlent certains aspects de la société de leur époque, et quelques textes ont, de manière discrète, un aspect militant : plusieurs de ses femmes ont choisi cette profession par nécessité financière, et ont donc choisi la voie de l’indépendance, plutôt que de chercher un mari qui leur apporterait la sécurité financière, mais à qui elles seraient soumises en contrepartie. Même Dorcas Dene, qui est mariée et vit dans un cadre plutôt bourgeois, défie à sa manière les conventions de son époque en devenant le support de famille alors que son mari reste à la maison. Loveday Brooke, quant à elle, accepte d’être mise au ban de la société en exerçant une profession considérée comme méprisable ; elle dénonce également le sexisme et le mépris de classe en profitant de l’invisibilisation des femmes issues des classes populaires pour mener à bien ses enquêtes dans les salons cossus de la bonne société  !

À la lecture de ces récits, on ne peut que souligner la modernité de leurs représentations. Ces femmes enquêtrices ne sont pas présentées comme moins brillantes que leurs confrères masculins. Elles savent raisonner, sont astucieuses, courageuses et téméraires, et plusieurs font l’admiration de Scotland Yard. Souvent inspirées de Sherlock Holmes (point de référence de tous les détectives de l’époque), elles partagent avec lui l’art du déguisement et la narration de leurs exploits est prise en charge par un comparse (en général masculin) qui les accompagne dans leurs enquêtes.

Espérons que ce tour d’horizon ait donné l’envie de partir à la découverte de ces détectives au féminin !

Jérôme Serme

Pour aller plus loin :

Il existe deux anthologies (en anglais) dédiées aux ladies detectives :

  • The Penguin Book of Victorian Women in Crime (éditée par Michael Sims. Penguin, 2011).
  • Sherlock’s Sisters (éditée par Nick Rennison. No Exit Press, 2020)

Les trois nouvelles avec Diana Marburg (par L.T. Meade & Robert Eustace) ont été traduites en français dans le recueil publié par Jean-Luc Buard : La sorcière du Strand et autres histoires de terreur et de mystère (2022)

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