Portrait – Dominique Warfa – arpenteur de la science-fiction

Infatigable arpenteur des sentiers de la science-fiction, Dominique Warfa construit, depuis 50 ans, une œuvre singulière et passionnante. Restée longtemps trop discrète, elle constitue pourtant, dans les lettres belges francophones, l’une des plus importantes contributions contemporaines au genre. La sortie de Lagune morte et autres nouvelles dans la collection patrimoniale Espace Nord vise à corriger cette lacune en reprenant dix-sept nouvelles écrites entre 1976 et 2022. À l’occasion de cette sortie, nous souhaitions revenir sur le parcours de cette importante figure de la science-fiction et esquisser, à travers elle, un tableau de la science-fiction belge francophone de ces 50 dernières années.

Jeunesse et premières découvertes

Né à Liège en 1954, Dominique Warfa, comme tout bon écrivain en devenir, développe très vite un goût immodéré pour la lecture. Les bandes dessinées de Buck Danny ou de Dan Cooper et les romans de Jules Verne ou encore d’Henri Vernes, témoignent d’un intérêt précoce pour les aventures aux accents fantastiques. Les machines extraordinaires le fascinent et cet intérêt particulier pour la technologie trouve très naturellement un point d’ancrage dans la découverte de la science-fiction. Période oblige, nous sommes alors dans les années 1960, l’exploration du genre se fait d’abord chez les auteurs de l’âge d’or de la science-fiction américaine : A. E. Van Vogt, qu’il lit dans un volume paru aux éditions verviétoise Marabout, Theodore Sturgeon, Philip K. Dick, Robert A. Heinlein… À partir des années 1970, c’est la découverte d’écrivains plus contemporains comme Norman Spinrad et J. G. Ballard. Figures de la new wave qui agite le milieu de la science-fiction anglo-saxonne depuis le milieu des années 1960, ces auteurs et le mouvement qu’ils représentent influenceront très concrètement ses premières fictions, pétries d’expérimentations littéraires mais aussi résolument politiques.

Son goût pour la littérature le pousse très naturellement vers des études de philologie romane. Bien qu’il n’ait pas mené son cursus à terme, son passage par les bancs de la Faculté de Philosophie et Lettres lui permettent de consolider une fine connaissance de la littérature générale. Refusant tout cloisonnement entre littérature et ce que l’on appelait encore « paralittératures », ses influences sont à chercher aussi bien du côté des avant-gardes artistiques du XXe siècle que de la littérature classique ou de la science-fiction anglo-saxonne. Une ouverture que n’avait probablement pas encore l’université. Le jeune passionné de science-fiction s’y trouve bien vite à l’étroit et doit se rendre à l’évidence : ces littératures n’auront pas vraiment droit de cité dans les vénérables auditoires universitaires.

Je me suis rendu compte que les « paralittératures » ne s’envisageaient que du bout des lèvres au sein de la faculté, dans les couloirs davantage que dans les auditoires… Or, moi, je voulais creuser le sujet, au-delà des titres et des auteurs : d’où venait la science-fiction que j’avais commencé de lire intensément, que transmettait-elle, quel était l’enjeu d’interroger l’être humain en rapport avec ce que lui offre ou lui vole la technologie, qui était Theodore Sturgeon, qui était Philip K. Dick, et Asimov, et Heinlein, et Spinrad, et Ballard ? Où étaient les Français ? C’est ainsi que l’on saute de la curiosité littéraire à cette « réponse au monde » que constitue à mes yeux la SF. (dans Lagune morte et autres nouvelles, Bruxelles, Espace Nord, 2024, pp. 499-500)

Un constat en guise de pied à l’étrier qui le pousse à fonder son propre fanzine dès l’année 1975 : Between.

Du fanzine aux premières publications professionnelles

Le milieu du fanzine, ces petites revues amateurs fabriquées avec les moyens du bord, est particulièrement vivace et actif entre les années 1960 et les années 1990. La Belgique s’illustre même par l’abondance des propositions qui y naissent : d’abord celles de Claude Dumont, français de naissance mais belge d’adoption, qui crée Lumen dès 1963. Dans son sillage, naissent d’innombrables titres comme Atlanta de Michaël Grayn ou encore Mizar de Michel Feron. Parmi les plus notables, il y aura Xuensè du prolifique Alain Le Bussy, Ides… et autres de Bernard Goorden ou encore Phenix de Marc Bailly. Autant de titres qui permettront aux auteurs belges de science-fiction et tout particulièrement aux nouvellistes comme Dominique Warfa ou Serge Delsemme de publier et de faire leurs premiers pas dans le milieu de l’édition. Between joue également ce rôle et accueille les toutes premières fictions de l’auteur. Mais l’entreprise est bien plus ambitieuse :

Between devait être une publication qui mette en avant les décisions collectives (pensée en 1973, à peine cinq ans après 68), et qui envisage la SF au travers de sa modernité, qui ose l’analyse et les entretiens approfondis, qui mette l’appareil critique en avant. (dans Lagune morte et autres nouvelles, Bruxelles, Espace Nord, 2024, p. 500)

Une activité qui lui permet de toucher à tous les aspects de l’édition et d’intégrer le fandom belge puis le milieu français de la SF où, très vite, il se fait remarquer. Il publie ainsi ses premières nouvelles dans des titres professionnels dès 1977. Ce seront « Aux couleurs d’un rivage blond » dans le numéro 280 de la prestigieuse revue Fiction, et « Rituel pour un homme claustré » dans l’anthologie consacrée aux nouvelles plumes du genre et composée par Philippe Curval, figure incontournable de la science-fiction française : Futurs au présent dans la collection « Présence du futur » des éditions Denoël. Les deux textes, repris dans le recueil paru chez Espace Nord, témoignent de l’écriture volontiers expérimentale qui caractérise les débuts de Dominique Warfa.

J’ai […] pratiqué une écriture que mes proches ont très vite qualifiée d’écriture « éclatée ». Après la lecture d’auteurs qui renouvelaient quand même pas mal l’imaginaire du domaine, je me sentais impatient de me confronter au même style de discours. Ceux que j’aimais étaient les auteurs que les amateurs traditionnels des revues françaises de SF semblaient avoir en horreur, affirmant dans le courrier des lecteurs ne pas les comprendre et jugeant leur prose affectée et artificielle (je songe évidemment à Galaxies et Fiction, mais aussi à la série FictionSpécial qui a petit à petit abrité quelques beaux morceaux de newwave). Je pense donc tenir cette envie de renouvellement formel davantage des Anglo-Saxons, dont j’ai lu pas mal de textes en version originale, que de leurs contemporains français. (dans Lagune morte et autres nouvelles, Bruxelles, Espace Nord, 2024, pp. 509-510)

L’écriture non-fictionnelle comme concurrente

S’il avoue volontiers connaître des périodes creuses dans sa création proprement littéraire, Dominique Warfa consacre principalement les années 1980 à la critique et à l’essai. L’écriture fictionnelle s’en trouve considérablement ralentie mais l’auteur ne chôme pas et multiplie les projets. Devenu critique à part entière, il assure recensions et chroniques pour diverses publications belges et françaises : Séries B, La Wallonie, Fiction, Les Cahiers de la bande dessinée, etc. Il publie également des essais et des articles et s’assure progressivement un statut de figure de référence dans l’histoire de la science-fiction belge francophone à laquelle il consacre une attention toute particulière. Un travail qui aboutira, en 2011, à un article-somme : « La possibilité d’une science-fiction. Autour d’une histoire de la science-fiction de langue française en Belgique » dans la revue Galaxies. Une sélection de ces textes théoriques est aujourd’hui disponible dans un volume édité en 2018 aux Presses Universitaires de Liège : Une brève histoire de la science-fiction belge francophone et autres essais.

Mais cette période d’intense activité critique ne l’éloigne pas totalement de la fiction. Elle apparaît par exemple au détour d’une anthologie consacrée à Jean Ray : Jean Ray… en miroir qu’il coordonne avec le groupe Phi. On y trouve la nouvelle « Comme un visage de vieil indien buriné » écrite en manière d’hommage au maître gantois du fantastique et qui illustre les quelques incursions de l’auteur dans les autres genres de l’imaginaire.

Alors que le fanzine Between s’arrête en 1976, le groupe Phi témoigne de la volonté continue de Dominique Warfa d’animer le milieu de la SF francophone, et singulièrement belge, avec des propositions qui dépassent largement l’écriture de nouvelles :

Le groupe a démarré vers 1978 et a survécu jusqu’en 1996, avec de grandes périodes mornes. Il a organisé des colloques, mis sur pied une rencontre d’écrivains francophones et édité plusieurs publications. Un dossier dédié aux jeunes auteurs francophones, deux numéros d’une revue d’analyse littéraire, Intervalles, un catalogue d’exposition consacré à la revue de BD (À Suivre) et d’autres publications hors SF, deux anthologies : Jean Ray… en miroir et Au nord de nulle part. La dernière apparition du groupe, en 1996, sera un autre catalogue, Les Navigateurs de l’infini, consacré au fandom francophone belge de SF et clin d’œil à Rosny aîné. La boucle était bouclée… Le groupe a accueilli : Alain Dartevelle, Serge Delsemme, Michel Jonet, Serge Heuschen, entre autres. Intervalles a publié études et fictions : j’y ai parlé de Jean Duvignaud, on a traduit un article américain abordant les archétypes en SF, Bruno Lecigne y a décrypté les « ficelles » de l’écriture et Jacques Boireau le travail de l’écrivain. Avant la mode de ces dernières années, nous abordions les imaginaires ou le mélange des genres. Maiakovski futuriste avec Robert Smets, Jean-Roger Caussimon avec Delsemme, le comique de situation en BD avec Warfa, le polar en SF avec Stéphanie Nicot. Tous azimuts. Un météore dans le ciel du milieu SF francophone. De belles rencontres, de beaux souvenirs. (dans Lagune morte et autres nouvelles, Bruxelles, Espace Nord, 2024, pp. 516-517)

Années 1990 et retour à la fiction

Les années 1990 constituent, dans la bibliographie de Dominique Warfa, une sorte de confirmation. L’auteur n’a jamais autant publié que durant cette décennie. Le recueil paru chez Espace Nord en témoigne : pas moins de dix textes (sur les dix-sept du volume) datent de cette période. C’est également une période où l’auteur délaisse l’écriture expérimentale au profit d’une approche narrative plus classique. Fidèle à ses premières amours, Dominique Warfa, s’il ne peut être assimilé au très intellectualisant sous-genre de la hard science fiction, lorgne résolument du côté des sciences, des techniques et de leurs impacts sur l’humain. C’est cet aspect qui l’intéresse en premier lieu et qu’illustrent parfaitement les fictions de cette période. Leur publication relève encore parfois du milieu du fanzinat qu’il n’abandonne jamais, comme avec « La danse de l’aigle » dans le fanzine belge de l’auteur Alain Le Bussy Xuensè en 1994 ou « La voile verte » en 1997 dans le fanzine français Deadalus. Mais ses nouvelles trouvent également place dans différentes anthologies comme « Les Lumières de Bellaire » dans Mirages 1991 des belges de la revue Phénix ; ainsi que dans différentes revues comme CyberDreams avec « Le danseur absolu » en 1998 (finaliste du prix Rosny aîné la même année). « Lagune morte », qui donne aujourd’hui son titre au recueil, est, quant à elle, publiée dans le numéro 9 de la jeune revue Bifrost des éditions du Bélial’.

Et ailleurs ?

Les années 1990 sont un bon cru pour la science-fiction belge. C’est également durant cette décennie que deux autres figures importantes émergent : Alain Le Bussy et Alain Dartevelle. Le premier, véritable graphomane ayant signé un nombre incalculable de nouvelles et de romans, connaît une renommée tardive. Il écrit et anime le milieu du fanzinat depuis le début des années 1970 mais n’édite de manière professionnelle qu’à partir des années 1990 avec le roman Deltas (1992) dans la mythique collection « Anticipation » du Fleuve Noir. Suivra une quarantaine de romans parus jusqu’à sa mort en 2010 et illustrant essentiellement une veine grand public et aventureuse de la science-fiction. Alain Dartevelle, quant à lui, publie un premier roman dès 1983 : Borg ou l’agonie d’un monstre. Salué par la critique, ce dernier est diffusé de manière relativement confidentielle. L’auteur fait par contre sensation avec Script, paru chez Denoël en 1989. S’y découvre une science-fiction très exigeante, parfois obscure, mais qui témoigne de la singularité du travail de l’auteur. Imago, en 1993 dans la collection SF de chez J’ai lu, confirme son talent pour les constructions narratives complexes et les récits à énigmes. Plusieurs romans et recueils de nouvelles suivront, souvent aux frontières de la science-fiction, jusqu’en 2017, date de sa disparition.

Éditer un recueil

Comme c’est le lot de bien des nouvellistes, l’œuvre de Dominique Warfa est longtemps restée dispersée dans les multiples publications qui ont accueilli ses nouvelles depuis les années 1970. Même si sa présence en 2010 au sommaire de la somme anthologique consacrée aux littératures de l’imaginaire d’Éric Lysøe, La Belgique de l’étrange, tend à consacrer un statut d’auteur incontournable, il faut attendre 2013 pour que paraisse le premier recueil de ses écrits. Le projet est particulièrement ambitieux. Il reprend, sous le titre Un imperceptible vacarme, pas moins de 24 nouvelles de l’auteur réparties sur quatre volumes. Malheureusement, la maison d’édition Long Shu Publishing à l’initiative du projet disparaît aussi rapidement qu’elle était apparue, n’offrant qu’une vie particulièrement éphémère à cette somme aujourd’hui totalement introuvable. Notons néanmoins l’existence d’un pendant numérique, d’abord publié par les belges de chez Multivers Éditions, eux aussi disparus, puis repris en 2020 par les Moutons Électriques. Quoi qu’il en soit, la disparition prématurée de ce recueil n’a pas rendu justice à l’importance que revêt l’œuvre de l’auteur dans le paysage des lettres belges francophones. Une lacune enfin corrigée avec l’arrivée de Lagune morte et autres nouvelles dans la collection patrimoniale Espace Nord en ce début d’année 2024. Même si la collection n’a pas toujours donné aux littératures de genre une place à la hauteur de leur importance dans l’histoire des lettres belges, Dominique Warfa y rejoint tout de même quelques figures incontournables comme Rosny aîné, Jean Ray, Thomas Owen, Franz Hellens, Gérard Prévot ou encore Jacques Sternberg. Le recueil ainsi formé accueille, de plus, quelques textes plus récents, absents d’Un imperceptible vacarme, et témoignent, après déjà 50 ans de carrière, de l’infatigable plume de l’auteur.

La BiLA

Le recueil Lagune morte est disponible en librairie et est à découvrir sur le site de l’éditeur.

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