Emily in Paris, saison 1, épisode 6 (Ringarde) : Emily Cooper, la jeune digital marketing manager américaine fraichement débarquée à Paris, se rend à une représentation du Lac des cygnes au Palais Garnier. Lorsqu’elle gravit les marches de l’imposant escalier central, habillée d’une robe noire de soirée, se superpose soudain, pour le spectateur qui en perçoit la référence, une autre image d’un film plus ancien datant de 1957 : Audrey Hepburn, au même endroit, dans la même posture, interprétant Jo se prêtant à un shooting mode pour le photographe Dick Avery/Fred Astaire dans Funny Face (Drôle de frimousse) de Stanley Donen. La référence pourrait être fortuite et accidentelle si l’actrice Lily Collins ne ressemblait pas à ce point à Audrey Hepburn et si la production ne soulignait pas cette similitude dans cette scène, mais également à de multiples reprises dans la série. En effet, d’autres allusions à Hepburn et à ses films se poursuivront d’une saison à l’autre, ainsi d’ailleurs que diverses citations cinématographiques, directes ou indirectes, qui rejoindront les multiples allusions culturelles d’une série où les personnages parlent de Van Gogh, vont voir Les Nymphéas de Monet au Musée de l’Orangerie ou citent en référence à leurs propos Man Ray, Cocteau, Balzac, Simone de Beauvoir, Sartre, Hemingway, Picasso, Hockney, Gershwin… |
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Si l’on en revient aux films, dans l’épisode 4 de la saison 2 (Jules et Emily), Emily se rend dans un cinéma parisien emblématique du Quartier latin, le Champollion, invitée par Luc (Bruno Gouery), un de ses collègues, pour y assister à une projection du classique Jules et Jim (1962) de François Truffaut. Par ailleurs, ces jeux de citations peuvent se révéler formels comme ce montage en split screen qui ouvre la séquence au Chantilly Polo Club de l’épisode 8 de la quatrième saison (Back on the Crazy Horse), montage virtuose qui rappelle trait pour trait celui de The Thomas Crown Affair (L’Affaire Thomas Crown, 1968) de Norman Jewison situé sur un champ de courses similaire. On pourrait s’étonner de cette multiplicité d’évocations culturelles et filmiques dans une série volontiers stigmatisée pour les clichés qu’elle véhicule et le manque d’épaisseur de son récit, devenant dans la presse et sur les réseaux une forme d’emblème du hate-watching (fait de regarder avec fascination une série que l’on trouve méprisable, proche du concept de « plaisir coupable »). Ce serait oublier le statut de Darren Star, le créateur d’Emily in Paris. Ce dernier fait partie, avec David E. Kelley, des showrunneurs, qui ont significativement fait progresser les sitcoms traditionnelles vers une certaine maturité à un moment où celles-ci cherchaient à échapper à leur statut de sous-culture télévisuelle. Sex and the City (1998-2004) pour Star et Ally McBeal (1997-2002) pour Kelley sont deux séries à la charnière entre les formats traditionnels de programmes hérités de la télévision des années 80-90 et l’âge dit adulte qu’ouvrira HBO avec The Sopranos (1999-2007), Six Feet Under (2001-2005) ou encore The Wire (Sur écoute, 2002-2008). Dans Sex and the City comme dans Ally McBeal, Darren Star et David E. Kelley ont cette ambition de lester leur programme de solides références aux grands genres hollywoodiens, de faire se rejoindre le petit format télévisuel et la screwball comedy des années quarante et cinquante, de se souvenir des films et de l’écriture d’Ernst Lubitsch, de Billy Wilder, de Blake Edwards… Cela se traduit par des rebondissements et des quiproquos amoureux sans fin se déroulant dans des cadres professionnels ou sociaux aisés, par des galeries de personnages stéréotypés et typés, par des réparties ciselées et souvent à double sens. Les conflits entre les sexes, les flirts ou l’ambition du mariage sont au centre des enjeux. L’espace, urbain, est celui d’une ville emblématique de la possibilité de succès professionnels, sociaux, amoureux : New York, Paris, Rome, Londres… Le cinquième épisode de la première saison de Sex and the City, The Power of Female Sex, est ainsi entièrement conçu comme un hommage à Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé, 1961) de Blake Edwards, reprenant les situations et les enjeux du film original et Audrey Hepburn/ Holly Golightly, déjà, en référence symbolique d’une certaine forme d’indépendance féminine. Le rappel de cette référence dans Sex and the City nous ramène à Emily et à son lien avec Hepburn. Nous l’avons évoqué précédemment, une première occurrence apparaît dans la première saison, occurrence qui va au-delà d’une similitude de pose sur les marches du Palais Garnier. Dans Funny Face, l’actrice incarne Jo Stockton, une jeune libraire intellectuelle de Greenwich Village qui se voit malgré elle prise pour modèle par un grand photographe de mode et la rédactrice en chef du magazine Quality derrière lequel il est aisé de reconnaître une allusion à Vogue. Les deux perçoivent en la libraire la représentation idéale de la « femme moderne » et l’emmènent à Paris pour porter les créations du plus célèbre couturier français, Paul Duval. Une fois sur place, Jo leur fera faux bond pour découvrir, émerveillée, un Paris aussi idéalisé que dans la série, ainsi que les clubs de Saint-Germain-des-Prés fréquentés par les artistes et philosophes qu’elle admire. Comme Emily in Paris, dans un contexte post-pandémie, le film de Donen aura un impact significatif sur le retour du tourisme américain à Paris durant l’après-guerre. Par ailleurs, il est aisé d’établir la proximité entre les deux œuvres autour d’une image de l’Américaine à Paris quelque peu naïve, assoiffée de nouveautés et de rencontres, tant culturelles qu’amoureuses. La proximité entre Audrey Hepburn, ses personnages et ses films, va néanmoins s’accélérer avec la quatrième saison d’Emily in Paris. Dans le troisième épisode, Masquerade (Au bal masqué), Emily porte une robe noire et blanche rappelant le célèbre costume créé par Cecil Beaton pour My Fair Lady (1964) de George Cukor. Dans le sixième épisode, Last Christmas (Souvenirs de Noël), la transformation est cette fois complète d’Emily en Audrey Hepburn : la costumière de la série, Marylin Fitoussi, y reprend à l’identique la tenue portée par l’actrice dans la séquence d’ouverture de Charade (1963), de la fourrure et l’ouchanka noires surmontant une balaclava, jusqu’aux lunettes, identiques à celles conçues par le créateur Pierre Marly pour le film de Stanley Donen. En outre, l’épisode de la série se déroule dans les lieux mêmes du film, la station de ski de Megève. |
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« Every season we have a tribute to Audrey Hepburn, it’s part of the game now », a précisé Marylin Fitoussi (2024) et il serait possible d’interpréter cette affirmation comme un simple jeu superficiel, un gimmick, avec l’iconographie hepburnienne, celle que l’on rencontre dans n’importe quelle boutique de décoration où les plus célèbres portraits de l’actrice sont encore aujourd’hui omniprésents. L’empreinte d’Audrey Hepburn sur la série paraît cependant plus prononcée que cela, comme en témoignent les deux derniers épisodes de la dernière saison actuellement disponible d’Emily. Dans ces deux épisodes, Roman Holiday (Vacances romaines) et All Roads Lead to Rome (Tous les chemins mènent à Rome), Emily prend quelques jours de congé et quitte Paris pour Rome suite à l’invitation insistante de Marcello (Eugenio Franceschini), un jeune homme qu’elle a rencontré à Megève. Emily s’y rend dans une perspective amoureuse après sa rupture avec Gabriel (Lucas Bravo), mais Marcello est, avec sa mère, Antonia (Anna Galiena), à la tête d’une maison de couture traditionnelle réputée. Sylvie (Philippine Leroy-Beaulieu), la patronne d’Emily, voudrait les intégrer dans sa clientèle, usant de la proximité nouvelle entre Marcello et Emily. Cette dernière refuse, mais Sylvie débarque à Rome avec son staff, fait pression sur Emily et monte une réunion d’affaire impromptue qui aboutit à un accord commercial tout en conduisant à la rupture entre Marcello et Emily. Une ultime réconciliation a néanmoins lieu durant la soirée qui célèbre le nouveau contrat entre l’agence de Sylvie et la société d’Antonia et Marcello. Sylvie apprend alors à Emily que celle-ci restera dorénavant à Rome pour assurer le marketing de l’agence. Ces deux épisodes apparaissent comme la recherche d’une bouffée d’air frais, une échappée, dans la trame narrative d’une série qui semblait avoir de plus en plus de mal à se renouveler. Tout au long de la quatrième saison, le sentiment de répétition et de piétinement des situations professionnelles et amoureuses dominait. Surtout, ces deux épisodes ne font pas que porter le nom du film qui a fait connaître Audrey Hepburn en 1953, Roman Holiday (Vacances romaines) de William Wyler, ou vêtir Lily Collins de la même tenue, une jupe, un chemisier clair et un petit foulard carré à rayures, que celle arborée par l’actrice durant ses déambulations en vespa dans le film : ils en reprennent également le récit et le propos. Roman Holiday raconte l’histoire de la princesse Ann qui est « présentée » au gotha des diverses capitales européennes. À Rome, épuisée par cette tournée qui la soumet à un protocole contraignant, la jeune femme fait une fugue hors du palais qui l’accueille et se mêle anonymement à la foule. Joe Bradley (Gregory Peck), un journaliste en mal d’article, croise son chemin, la reconnaît et lui dissimule sa véritable identité. Il se propose comme guide de la capitale durant les vingt-quatre heures de cette escapade. Tout au long de cette fugue, le journaliste se rapproche de la princesse et se retrouve tiraillé entre les sentiments qu’il éprouve pour elle et l’opportunité du scoop qu’il pourra remettre à sa rédaction. La jeune femme, quant à elle, voit dans cette parenthèse une occasion de prendre sa vie en main, de changer son apparence (se coupant les cheveux très courts) et de rentrer au palais avec une force nouvelle, congédiant son chef de protocole et refusant dorénavant de se plier aux règles qui lui sont imposées. Bradley ne publiera pas son article. La princesse le saluera lors d’une conférence de presse avant de le laisser, chacun retournant dans son monde. Le film de Wyler peut être aujourd’hui vu comme un modèle de comédie romantique et un des meilleurs tournés par Audrey Hepburn. Sans doute n’offre-t-il pas le regard caustique que Billy Wilder a lorsqu’il dépeint les classes bourgeoises dans Sabrina (1954), le film que tourne Audrey Hepburn juste après Roman Holiday. Wyler compense cependant cette absence par un geste tout autant critique : le refus du happy end final, rappelant qu’il reste avant tout un des grands auteurs du mélodrame hollywoodien. Comme l’écrit Caroline Siede (2024) : « L’idée merveilleuse enfouie au cœur de Roman Holiday est que les relations n’ont pas besoin de durer éternellement pour être significatives. C’est l’antithèse du message que les contes de fées et les comédies romantiques nous vendent souvent, et c’est d’autant plus vrai. […] Plus que tout, Roman Holiday parle de l’influence de l’amour comme force pour atteindre la maturité. Ann gagne la confiance nécessaire pour s’affirmer davantage dans sa vie royale soigneusement orchestrée, tandis que Joe en vient à réaliser qu’il existe des principes qui comptent plus pour lui que l’argent. » De plus, Wyler impose Hepburn à ses producteurs, car il a d’emblée conscience que l’actrice de vingt-quatre ans représente idéalement la nouvelle génération de jeunes femmes des années cinquante, plus autonomes, indépendantes, volontaires. Il voit en elle l’emblème parfait de l’émancipation à venir d’une jeune génération moderne, intelligente et ne se pliant pas aux diktats imposés par le glamour hollywoodien de l’époque représenté par Marilyn Monroe ou Ava Gardner. Ce statut, Audrey Hepburn l’incarne pour la première fois dans ce film et le reprendra tout au long de ses films suivants. |
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L’écriture des deux derniers épisodes d’Emily in Paris épouse ainsi les enjeux de Roman Holiday en déplaçant le dilemme du journaliste Joe Bradley sur Emily : elle doit choisir entre son ambition professionnelle et ses sentiments pour Marcello qui, comme la princesse Ann, ignore dans un premier temps les tiraillements moraux et amoureux de sa partenaire. Le côté éphémère, fragile et circonstanciel, des relations amoureuses y sont aussi semblables. Au-delà de cette très grande proximité situationnelle, ces deux épisodes invitent à un véritable questionnement formel sur ce que représente en 2024 la réalisation d’un quasi-remake d’une romance hollywoodienne tournée septante ans plus tôt. Quels sont les implicites de cette recréation et de son passage du grand au petit écran ? La réponse est à chercher du côté de la double historicité dans laquelle s’inscrit Emily in Paris. La première de celles-ci, évidente, est la filiation de la série avec la chick lit, ou plutôt chick flit dans son acception cinématographique et sérielle, apparue au milieu des années 90. Paru en 1996, Bridget Jones’s Diary (Le Journal de Bridget Jones) d’Helen Fielding est à l’origine d’un renouvellement du roman sentimental. Genre très codifié, Françoise Hache-Bissette (2012) en propose la définition suivante : « L’héroïne de ces fictions, souvent écrites à la première personne, parfois sous la forme d’un journal intime, est une jolie jeune femme d’une trentaine d’années, célibataire mais entourée d’un groupe d’amis solidaires. Obsédée par son apparence, elle vit dans une grande métropole et travaille souvent dans les médias ; son travail est harassant, voire inintéressant. Elle est à la recherche du grand amour et doit fréquemment affronter des situations tragi-comiques ; elle cumule différentes addictions : alcool, chocolat, drogue, sexe, shopping, tabac, etc. Maladroite et gaffeuse, c’est une femme « normale » qui manque de confiance en elle ; sa capacité d’autodérision rend le récit particulièrement divertissant et instaure une complicité avec les lectrices. Passionnée de mode, elle partage aussi les mêmes références culturelles que les lectrices de sa génération, renforçant encore le processus d’identification. Elle regarde les mêmes émissions de télévision, a vu les mêmes films, écoute les mêmes chanteurs de variété, recherche les mêmes marques de créateurs et est attirée par les mêmes marques de luxe. Le ton adopté est celui de la comédie et la fin est heureuse. » D’évidence, on peut reconnaître dans ces traits ceux d’Emily, descendante directe de Bridget Jones, Carrie Bradshaw ou encore Andy Sachs, la journaliste mode de The Devil Wears Prada (Le Diable s’habille en Prada), paru en 2003 pour le livre et en 2006 pour le film. Le mérite d’Emily in Paris est donc d’embrasser pleinement cette filiation et de l’intégrer dans une histoire plus large, une seconde historicité, construisant une généalogie qui s’origine dans la figure d’Audrey Hepburn et de ses rôles. En ne s’arrêtant pas aux citations strictement iconiques de l’actrice, mais en puisant dans les récits qu’elle a traversés et qui la traversent, en s’appuyant sur sa symbolique, Emily in Paris propose un regard généalogiquement construit et référentiel sur le genre rom com et sa représentation des personnages féminins, faisant se rejoindre la célibattante en recherche obstinée de l’âme sœur d’hier, Hepburn et ses rôles, et celle d’aujourd’hui, Emily. Alain Hertay Pour aller plus loin : Bibliographie |
Romance romaine : le devenir Hepburn de “Emily in Paris”
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